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La raison du plus fort

Par Daniel Psenny, Le Monde, 4 août 1997

Publié le dimanche 30 juillet 2006 par Aurélien LECACHEUR - Directeur de la publication dans la rubrique Revue de presse 1997.

        

Rendu célèbre par l’émission-jeu de France 2 diffusée dans le monde entier, le fort Boyard attire des millions de touristes chaque été. Interdit au public, il est occupé par des équipes de tournage de juin à septembre. Visite de ce vaisseau de pierre.

« La première année, on avait un psychiatre en permanence sur le fort »

Depuis la terre, on ne voit que lui. Vaisseau de pierre posé au milieu de l’Atlantique, balayé par le vent et les vagues, le fort Boyard fait rêver les touristes. De la jetée du petit port de Fumée, à Fouras (Charente-Maritime), les familles s’agglutinent et scrutent à la jumelle ce fort napoléonien construit en 1866 pour protéger la rade de Rochefort des assauts de la perfide Albion. Mais, en cette fin juillet, ce n’est pas l’intérêt historique de ce fort au destin militaire contrarié par les fabricants d’armes qui pousse les curieux de toutes les nationalités à se rendre sur les lieux. Titillés par leurs enfants, les visiteurs veulent apercevoir les nouveaux aventuriers de ce fort dont la notoriété a grandi parallèlement au succès du jeu télévisé produit depuis sept ans par Tilt Productions pour France 2. Dans les familes, Napoléon est aujourd’hui largement détrôné par le père Fouras, la Sauvageonne, Jaba le pirate ou Passe-Partout...

Les aventures de ces héros cathodiques sont regardées dans plus de quarante pays, mais pas en... Angleterre, où, il y a quelques années, la chaîne privée Channel Four a préféré acheter les droits du jeu pour en faire sa propre adaptation. Pour autant, les Britanniques n’ont jamais voulu tourner dans le fort. L’Histoire est parfois têtue... Mais les touristes n’ont guère de chance d’apercevoir leurs héros. Bien que propriété du conseil général, qui l’a acheté à la production, qui l’avait elle-même acquis aux enchères, le fort reste interdit de visite au grand public. L’unique possibilité pour approcher ce haut lieu de l’aventure audiovisuelle est d’embarquer sur un bateau pour une croisière-découverte qui doit respecter la limite de quarante mètres des murs. Une aubaine pour les bateaux de la région, qui ont pu ainsi renouveler leur activité.

Seuls les cent vingt « privilégiés » qui travaillent chaque jour aux tournages de l’émission (soixante-six cette saison) ont le droit de pénétrer dans le fort. De juin à septembre, quatre bateaux affrétés par la production font la navette de jour comme de nuit entre la terre et le fort pour amener sur place techniciens, figurants et invités, ainsi que plusieurs tonnes de vivres et matériels. « La véritable gageure est de faire cohabiter ensemble ces cent vingt personnes, confie Eric Buron, le régisseur général de l’émission. Nous sommes sur une sorte de vaisseau, et le moindre problème d’intendance peut transformer le fort en une véritable poudrière. Il faut donc bien gérer et veiller à ce qu’il ne manque rien. »

En moyenne, les cuisiniers préparent cent vingt-cinq repas par jour, et, au cours des trois mois de tournage, le fort « consomme » 315 000 litres d’eau potable et 33 450 litres de fioul amenés par la petite flotille de bateaux. « La vie du fort a vraiment changé avec l’arrivée de l’eau courante, raconte Marie-France Brière, responsable de Tilt Productions et directrice artistique de »Fort Boyard« depuis ses débuts. Pour faire une bonne émission, il faut que la logistique soit complémentaire de l’artistique. Lorsque les deux fonctionnent ensemble, on peut oser tout ce que l’on veut. » Avec sa petite centrale électrique intégrée, son réseau téléphonique et son « osmoseur » qui transforme l’eau salée en eau douce, le fort bénéficie de tout ce que le confort moderne peut offrir. En cas de coup très dur, Eric Buron a prévu un kit de survie pour toute l’équipe composé de cent vingt duvets... et d’une caisse de rhum ! « La première année, on avait un psychiatre en permanence sur le fort, tant les crises étaient graves entre les gens », se souvient Marie-France Brière.

Pourtant, en débarquant sur le fort il faut accoster une plate-forte pétrolière désarmée, qui permet de treuiller les visiteurs sur une nacelle et qui peut servir de piste d’hélicoptère en cas d’urgence, on n’a guère l’impression de pénétrer dans un asile où auraient été expédiés des indésirables. Tout y est extraordinairement calme. Seuls le bruit des vagues et les rugissements des tigres viennent parfois troubler cette sérénité. Le fort dégage une certaine magie et semble prêt à livrer ses secrets. A l’intérieur, au milieu de kilomètres de câbles, de projecteurs, de rails de travelling et d’écrans de contrôle, l’ambiance est studieuse.

« Entouré de toutes ces cellules, ces coursives, ces meurtrières et cette grande cour à ciel ouvert, j’ai parfois l’impression d’évoluer dans un univers carcéral », confie un des cadreurs. Dans cette prison dorée (qui en fut une vraie vers 1870), où l’on tourne parfois deux émissions dans la journée, le ballet des dix caméras est réglé au millimètre près afin qu’aucune infrastructure ne soit visible à l’écran. « Pour la réalisation, le fort est découpé en deux parties avec cinq caméras HF sur chaque site, explique Igor Tregarot, directeur technique adjoint de la production. Quand cinq caméras sont en tournage, les cinq autres sont en préparation. Pour faire les liaisons, on a installé une caméra sur une grue et l’on dispose également de nombreuses caméras-paluches commandées informatiquement depuis la régie. » Quant aux caméras « à l’épaule » qui suivent les candidats à travers le fort, elles se branchent systématiquement sur une prise reliée à deux techniciens en régie qui font eux-mêmes les réglages nécessaires. Ainsi il ne reste à l’opérateur qu’à « faire le point » et cadrer l’image selon les ordres des réalisateurs. « Tout est un système de bascule. Avec cette mise en place, on pourrait faire une émission en direct sans trop se planter », estime Igor Tregarot.

Dans la régie où tout le matériel ultrasophistiqué est installé puis démonté à chaque saison, la réalisatrice Anne Dort jongle avec toutes ces caméras selon un « filage » bien établi. « Les mygales sont-elles prêtes ? » s’inquiète t-elle avant de tourner une autre séquence. Pendant longtemps script de Jean-Paul Jaud, qui réalise de nombreux matches de football pour Canal Plus, Anne Dort situe « Fort Boyard » entre la fiction et le sport : « Même si nous avons un script bien préparé, beaucoup de choses restent très spontanées, car l’on ne sait pas à l’avance si les candidats vont réussir les épreuves et comment ils vont réagir. » Et elle ajoute : « En plus, sur les plateaux à terre, je ne suis pas sûre que l’on bénéficie du même confort pour la réalisation. »

Pour autant, les techniques les plus sophistiquées n’expliquent pas le succès croissant de l’émission. « C’est une alchimie un peu bizarre, explique Marie-France Brière. Elle tient en la magie du fort, qui demande une remise en question perpétuelle à tous les niveaux, à une imagination renouvelée pour chaque épreuve, à la présence des deux animateurs Patrice Laffont et Cendrine Dominguez et aux candidats qui allient courage et générosité en se battant à chaque fois pour une cause médicale ou humanitaire. J’ai envie d’être étonnée à chaque émission. Notre cible est un public très jeune qui entraîne les parents. Cette année était d’ailleurs faite pour eux avec la participation des boy’s band et des épreuves tout à fait nouvelles. »

Séduite par cette émission qui fait grimper l’audience pour un coût relativement bas (1,9 million de francs l’unité), France 2 ne se mêle pas de la programmation et a reconduit le contrat avec Tilt Productions jusqu’à l’an 2000. « Mais une saison qui marche bien n’est pas signe de référence, car il faut à chaque fois se renouveler », précise Marie-France Brière. Plusieurs projets sont donc dans les cartons de la production, qui promet quelques surprises pour cet hiver. En attendant, dès septembre, le vaisseau de pierre refermera ses portes aux caméras et laissera la nature reprendre ses droits.

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